Vous savez qu’on peut peser le trou noir géant au centre d’une galaxie avec un spectre ?
Lors de notre dernière mission "gratin de photons" au T60 du Pic du Midi nous avons fait chauffer le nouveau spectro Alpy + CCD 414EX de l’association AT60. Nous avons observé entre autres un quasi quasar, une galaxie de Seyfert 1, Markarian 304.
Mrk304 ne paye pas de mine sur une image DSS
Le spectre de Mrk304 que nous avons obtenu :
L’axe Y est ici en flux, en erg/cm²/s, grâce à un calcul basé sur l’observation juste après Mrk304 d’une étoile de référence dont le spectre et la magnitude sont bien connus (voir le site de Christian Buil:
http://www.astrosurf.com/buil/calibration2/absolute_calibration.htm)Le spectre est intéressant, avec son continuum chaud (qui monte vers les longueurs d’onde courtes/bleues) et ses énormes raies en émissions, très intenses et larges. On identifie facilement ces dernières, qui sont décalées vers le rouge suite à la vitesse d’éloignement apparent, principalement celles de l’hydrogène (Ha Hb H et caetera) :
On peut ainsi calculer le décalage vers le rouge z = (lambda observé – lambda au repos) / lambda repos = 0,065 (très proche de la mesure des pros à 0,066)
Cette mesure z nous dit qu’avec l’expansion de l’Univers, Mrk304 semble s’éloigner du Pic du Midi à la vitesse de c x z = 19600 km/s. Avec la loi de Hubble on obtient directement la distance :
D = c x z / H0 (c la vitesse de la lumière et H0 = constante de Hubble = 73 km/s/Mpc) D = 268 Méga parsec = 876 millions d’années lumière.
On a la chance d’être assis sur les épaules des géants qui ont étudié les quasars et Seyfert : on sait que chez les AGN un trou noir supermassif central attire la matière environnante qui forme un disque d’accrétion. Ce dernier chauffe et brille à l’extrême, en émettant de la lumière que l’on voit sur notre spectre sous la forme du continuum très chaud. Plus loin de ce moteur central on trouve une région de matière (principalement des nuages d’hydrogène) excitée par la lumière émise par le disque d’accrétion, ou se forme les raies en émission, la région « BLR » (broad line region).
Il y a dans la BLR de l’hydrogène en rotation très rapide autour du trou noir. Cette rotation est trahie par l’élargissement des raies en émission, par effet Doppler : la lumière des nuages d’hydrogène qui s’éloignent le long de la ligne de visée voit sa longueur d’onde augmenter tandis que la lumière des nuages qui se rapprochent voit sa longueur d’onde diminuer. On voit donc des raies élargies, bien visibles sur notre spectre, avec une largeur à mi hauteur FWHM qui permet de calculer la vitesse V = FWHM / longueur d’onde x c
(on oublie ici l’inclinaison du système sur la ligne de visée, l’inhomogénéité de la BLR... on sera content d’avoir une mesure à un facteur 2-5 près)
Depuis Newton et ses lois du mouvement et de la gravitation, on sait que M=V²R/G. Avec cette simple équation, on peut peser le trou noir ! En effet, on a déterminé ci dessus la vitesse V des nuages d’hydrogène dans la région BLR en rotation autour du trou noir. G est une constante. Donc, il ne nous manque que la distance R de la BLR au trou noir
Pour déterminer R, les pros ont utilisé une technique simple, de « reverberation mapping » : les AGN sont variables car la quantité de matière qui alimente le disque d’accrétion est irrégulière. C’est visible dans la variabilité du continuum dans le spectre. Les pros ont trouvé logiquement la même variabilité dans les raies en émission… mais décalée dans le temps. C’est le temps qu’il a fallu à la lumière émise par le disque (continuum) pour atteindre les nuages de la BLR (raies en émission). Donc ils avaient une mesure de la distance R = deltaT x c.
DeltaT est typiquement de l’ordre de dizaines de jours, il faut donc observer pendant des semaines voire des mois, des années… Ce travail de fourmi a été fait par les pros et, de façon remarquable, ils ont découvert qu’il y a une relation empirique entre la luminosité du continuum et la taille R de la BLR :
Donc pour estimer R, il suffit d’une seule mesure de la luminosité de Mrk304 à la longueur d’onde 5100A décalé au repos. C’est une mesure qu’on peut faire sur notre spectre calibré en flux
Il nous faut convertir le flux (les photons reçus) mesuré à 5100A (au repos, donc décallé de z) en luminosité (puissance émise par la galaxie) : L(5100) = 4 pi D² x 5100 x F(5100) x une constante pour accorder les unités. On mesure L(5100) = 2,9 x 10e44 erg/s soit 2,9 x 10e37 Watts.
Une parenthèse ici, pour essayer de réaliser ce que représente ce chiffre astronomique. On calcule facilement sa magnitude absolue car on a D, et a sa magnitude catalogue (on aurait pu le mesurer) m= 14,7 . Donc avec m – M = 5 log D – 5 on trouve M = -22,4 . C’est 81 milliards de fois plus brillant que le Soleil ! Si l’AGN de Mrk304 était au centre de la Voie Lactée, à 8000 pc de nous, on le verrait briller avec une magnitude apparente m = -8 . Ca serait un phare impressionnant dans le Sagittaire
Donc depuis le Pic du Midi on mesure R = 70 jours-lumière, à comparer à la mesure pro de 68 +/-9 jours-lumière.
Et in fine, on obtient la masse M du trou noir au coeur de Mrk304 avec :
On obtient la masse du trou noir M=2,62 x 10e8 masses solaires. La mesure pro est de 2,51 x 10e8 (https://arxiv.org/pdf/1810.12164.pdf)
C'est rigolo tout ce que l'on peut déduire d'un spectre
Bon ciel, Jp